Librairie Cumulus
La véritable chimère lion, bouc et serpent
Béllérophon et la chimère Introduction par Dre. Stéphanie Aloysia-Moretti, co-curatrice du projet
Sans les êtres composites, les héros manqueraient d’occasions de faire preuve de leur audace et de leur vaillance. Épictète souligne ainsi qu’Héraclès serait resté un illustre inconnu s’il n’avait pas eu l’opportunité de se mesurer à une série de créatures fantastiques, ce qui lui a permis de gagner une renommée qui perdure jusqu’à nous.
Pour qu’un jeune homme puisse démontrer sa bravoure et accéder au statut de héros, il doit affronter courageusement un adversaire redoutable. C’est exactement ce que Bellérophon réalise en attaquant Chimère, une créature hybride composée d’un lion, d’une chèvre et d’un serpent, dotée de la capacité redoutable de cracher du feu, ce qui la rendait presque invincible.
Pour approcher Chimère et tenter de la vaincre, Bellérophon a besoin d’un allié qui lui permettra de l’attaquer de haut, loin des flammes qu’elle projette. La déesse Héra lui offre alors un mors pour qu’il puisse dompter Pégase, le célèbre cheval ailé. Grâce à cela, Bellérophon peut survoler la Chimère et lui enfoncer sa lance dans la gorge. Les flammes de la créature font fondre le métal et celle-ci finit par s’étouffer.
Nous assistons ici à une véritable hybridomachie, un combat entre deux créatures hybrides : la Chimère, fruit de l’assemblage d’un lion, d’une chèvre et d’un serpent, est attaquée par un cheval ailé monté par un humain, les deux entités étant unies par le mors.
Si vous souhaitez admirer une belle représentation de Pégase, n’hésitez pas à lever les yeux vers la façade de la gare de Cornavin !
Entretien avec une experte – Dre. Aurore Petrilli (autrice et spécialiste en langue et littérature anciennes de l’université Sorbonne Paris-IV)
Chimère
L’anthropocentrisme des mythes grecs tend à opposer au héros, éclatant sauveur de la situation, un adversaire monstrueux, sombre, animal, dangereux.
Ce dernier est, cependant, destiné à lui être inférieur. Les monstres hybrides (Centaures, Chimère, Minotaure, Sphinx, et tant d’autres) de par leurs morphologies chaotiques, ne correspondent à aucune réalité directement observable dans la nature. Ils représentent le “côté obscur” du cosmos. Au contraire des dieux et des héros revêtant les formes les plus abouties, ceux-ci destinés au trépas endossent les plus diverses et les plus effrayantes. Ils suscitent à la fois la curiosité et une attirance mêlée d’effroi.
Mais dans les sociétés humaines, tout ce qui relève de l’erreur de la nature doit être détruit ou oblitéré. Arrasés, les obstacles contrant le développement de la cité. Ainsi, les héros, sortes de chevaliers, sont-ils amenés à combattre et vaincre ces hybrides représentant les dérapages, les égarements de la nature, le désordre du cosmos.
Ainsi de la pauvre Chimère, seule représentante de son espèce, qui en passant à la postérité dans sa défaite contre Bellérophon, a laissé son nom derrière elle pour que les scientifiques s’en emparent, tel un ornithorynque mythologique relevant d’un assemblage maladroit de caractéristiques animales antinomiques : à la fois lion, chèvre, serpent et cracheuse de flammes.
Le monstre, cet autre tapi dans l’ombre, est laissé à la merci du héros en quête de gloire. Mais, au fond, qu’est-ce qui différencie le monstre de l’homme qui le combat ? Pas la destruction, puisque l’homme tue la bête. Pas l’envie, puisque le but final est de conserver royaumes et richesses souvent usurpés. Pas la cruauté, puisque les héros recherchent eux-mêmes l’affrontement.
Le monstre c’est finalement le double maléfique : identique et pourtant différent. L’homme y reconnaît sa noire facette. L’incarnation en créatures difformes des périls, défis et obstacles illustre bien la peur de l’inconnu et ses dangers. Le héros qui réussit par son courage et sa détermination à les vaincre ne peut qu’être digne d’éloge, véritable modèle pour la société. Il acquiert titres, biens, légitimité, et même parfois immortalité. La cohorte des créatures hybrides, inépuisable et universelle, continue à nourrir depuis les premiers temps, les croyances et les peurs des humains.
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Sapiomorphe
Singes et caractèristiques humaines Introduction par Dre. Coralie Debracque, co-curatrice du projet
Dans la bande dessinée Terra Animalia, les personnages sapiomorphes (mi-singes mi-sapiens) utilisent le langage pour s’exprimer. Mais c’est une spécificité unique à l’être humain! Les autres animaux peuvent communiquer à travers des signaux vocaux, physiques ou chimiques mais ils ne possèdent pas un langage complexe comme le nôtre.
Nos plus proches cousins, les chimpanzés (Pan troglodytes), ne parlent pas mais produisent par exemple une dizaine de vocalisations différentes comme des grognements, des hululements, des hurlements ou bien encore des gémissements. Ils possèdent également une grande variété de gestes et de mimiques faciales pour communiquer notamment leurs émotions, leur motivation ou le contexte dans lequel ils se trouvent.
Les grands singes sont éminemment intelligents. Ils peuvent s’exprimer de manière consciente et apprendre, jusqu’à un certain niveau, la langue des signes. Le plus bel exemple est celui de la célèbre femelle gorille (Gorilla gorilla gorilla) prénomée Koko. Ayant appris à signer plus de 1000 mots, elle était a priori capable de discuter avec la chercheuse qui l’avait élevée et d’utiliser certaines représentations symboliques du langage. D’une gentillesse et d’une empathie à tout épreuve, Koko avait même adopté un chaton!
Les grands singes auraient-ils fait leurs premiers pas vers le langage humain?
Entretien avec une experte – Prof. Julia Langkau (UNIGE, CISA)
Terra Animalia
Le livre Terra Animalia raconte une histoire dans laquelle, dans un futur lointain, les hommes ont abandonné la Terre en laissant derrière eux des animaux qui ont appris à vivre en harmonie les uns avec les autres et avec la nature. Bien que Terra Animalia appartienne au genre de la fantasy, il invite le lecteur à réfléchir à notre relation à la nature. Il remet notamment en question la vision anthropocentrique de la suprématie de l’homme, en proposant un mode de vie plus durable qui intègre les humains, les animaux et l’environnement.
Une fiction comme Terra Animalia va au-delà de ce qu’est le monde actuel et nous invite à réfléchir à des scénarios qui sont simplement possibles, même si ce n’est que de très loin. La façon dont nous jugeons ces situations hypothétiques peut, après tout, influencer notre point de vue sur le monde réel.
Les philosophes ont souvent recours à des expériences de pensée pour explorer des sujets complexes. Par exemple, ils se demandent si le fait de sacrifier une personne pour en sauver cinq est toujours moralement répréhensible, ou si le plaisir est la seule chose qui compte dans la vie. Une expérience de pensée consiste à imaginer un scénario fictif, à poser une question ou un problème et à tirer une conclusion qui s’applique non seulement à la situation hypothétique, mais aussi à notre propre vie.
Lorsqu’un vaisseau spatial s’écrase sur la Terre, un animal ose s’approcher des deux survivants humains et, grâce à son courage, aide à guérir la relation brisée entre les humains et le reste des habitants de la Terre. À la lecture de Terra Animalia, on peut se demander ce qui se passerait si l’humanité devenait vraiment responsable de ses actes envers la nature
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Sur le même thème, voir “Humanzee” et les explications de la primatologue Erica Van de Waal ci-dessous
Humanzee
L'incident de Darwin - Homme singe Introduction par Prof. Julia Langkau (UNIGE, CISA)
Traditionnellement, les philosophes étaient convaincus que l’homme est un être exceptionnel : il est fondamentalement différent et supérieur aux autres animaux. Ce sont des animaux rationnels : ils pensent, parlent et possèdent une âme. Par conséquent, la morale ne s’applique qu’aux humains.
Depuis Darwin, ce point de vue est de plus en plus contesté. Non seulement nous partageons la majeure partie de notre ADN avec les grands singes, mais la recherche révèle également d’autres similitudes frappantes entre l’homme et les autres animaux. Les grands singes présentent des caractéristiques telles que la coopération, l’empathie et une communication de base.
Dans son ouvrage Animal Liberation (1975), Peter Singer plaide en faveur de l’élargissement de la communauté morale aux animaux non humains, en particulier aux grands singes, en raison de leurs capacités cognitives et émotionnelles. Singer affirme que le fait de ne pas reconnaître les intérêts des grands singes constitue du spécisme, une forme de discrimination similaire au racisme et au sexisme.
En 2011, le photographe animalier britannique David Slater documentait les macaques à crête, une espèce en voie de disparition, en Indonésie, lorsqu’il a accidentellement laissé son appareil photo sur un trépied à proximité des animaux. Un macaque curieux a interagi avec l’appareil et a pris plusieurs selfies. L’une de ces photos est devenue virale sous le nom de « selfie du singe» et a déclenché un débat moral et juridique sur sa propriété. Les tribunaux ont statué que les animaux ne pouvaient pas détenir de droits d’auteur, mais M. Slater a accepté de partager une partie des recettes de l’image avec des organisations de protection des animaux.
Cette affaire soulève des questions sur le statut moral et juridique des animaux. Si des animaux individuels peuvent produire quelque chose de valeur, doivent-ils être reconnus comme des créateurs ? Doit-on leur accorder des droits moraux et juridiques semblables à ceux des enfants humains ?
Entretien avec une experte – Prof. Erica Van de Waal (UNIL, PRN Evolving Language)
Humain-singe
Qu’est-ce qui rend l’humain unique ? Son langage, son intelligence, sa culture ? Ce sont ces questions qui ont guidé mes recherches sur les primates. Il n’existe pas de fossiles des comportements donc pour mieux les comprendre et savoir lesquels nous partageons avec d’autres espèces, une approche comparative est nécessaire. Les singes sont notre lien vivant avec notre passé.
Mon équipe travaille sur une population de sept groupes de singes vervets, plus de 200 individus, dans leur milieu naturel dans une réserve en Afrique du Sud. J’ai choisi cette espèce de petits singes de la savane, car c’est une espèce avec laquelle nous pouvons faire des expériences sur le terrain, ce qui n’est pas possible avec des espèces en voie d’extinction. Nous adaptons des protocoles expérimentaux habituellement utilisés sur des animaux captifs pour tester les capacités cognitives des singes sauvages. Une de nos expériences de terrain nous a par exemple révélée que la conformité, n’est pas unique à l’humain car les vervets se conforment à des préférences arbitraires pour le choix de la nourriture lorsqu’ils intègrent un nouveau groupe social. Nos observations détaillées sur plus d’une décennie, nous ont aussi appris que les vervets ont une culture sociale, avec des groupes plus sociaux (plus d’épouillage et moins d’agressions) que d’autres. Les vervets qui intègrent un nouveau groupe s’adaptent aussi à ces normes sociales.
En conclusion, des comportements que nous croyons exclusivement humains: la conformité et la culture sociale, sont déjà présents chez les singes. Les chimères humain-singe nous permettent juste de se rappeler notre place dans le règne animal, les humains sont des primates!
Copyrights Inkawu vervet project & Erica Van de Waal
Loup anthropomorphe
Homme-loup Introduction par Dre. Coralie Debracque, co-curatrice du projet
À l’instar de Legoshi le loup gris et Jack le labrador de la bande dessinée Beastars, le chien (Canis lupus familiaris) et le loup (Canis lupus) sont des animaux intelligents et pro-sociaux.
Les deux espèces de canidés partagent en outre un système de communication très semblable pour définir leur structure sociale et s’orienter dans l’espace. Ainsi, les grognements et les aboiements peuvent servir d’avertissement envers un congénère ou un individu hétérospécifique (c-a-d d’une autre espèce) comme une proie ou un autre prédateur par exemple. Les gémissements sont quant à eux souvent utilisés dans un contexte de soumission face à un individu dominant. Enfin, loups comme chiens, signalent un danger ou communiquent avec d’autres congénères avec des hurlements. Pour que ceux-ci puissent être entendus à plusieurs kilomètres, les deux espèces inclinent leur cou vers l’arrière, gueule vers le ciel, permettant ainsi, par un changement de position du larynx, d’émettre un son puissant, capable de parcourir de longues distances.
Au-delà de nombreuses similarités, les chiens et les loups sont également très différents et ont des comportements complexes. Les scientifiques du PRN Evolving Language ont donc décidé de les étudier pour mieux les comprendre.
Entretien avec une experte – Dre. Gwendolyn Wirobski (UNINE, PRN Evolving Language)
Humains, chiens et loups
Mes recherches portent sur le comportement, la cognition et la communication des carnivores sociaux, en particulier les canidés. Pour en savoir plus sur l’évolution du langage humain, j’étudie les capacités de coopération des loups et des chiens domestiques.
Ils sont profondément différents mais aussi très semblables, si proches qu’ils peuvent s’hybrider et créer de véritables « chimères », au sens d’hybrides chien-loup. Utilisant des signaux visuels, acoustiques et olfactifs similaires, ils parlent le même langage et se comprennent. Malheureusement, ils peuvent aussi se battre, parfois même mortellement. Habitant des niches écologiques et culturelles différentes, nous avons souvent des émotions contradictoires à leur égard. Alors que les chiens sont des animaux de compagnie bien-aimés, considérés comme des partenaires loyaux et des membres de la famille, nos sentiments pour les loups vont de l’admiration à la peur et parfois même à la colère. Ils sont devenus un symbole politique.
Tout au long de l’histoire de l’humanité, les loups ont été à la fois craints et admirés. Leur caractère insaisissable, leur esprit et leur capacité d’adaptation ont donné lieu à de nombreuses histoires fascinantes dans le monde entier. Dans un sens, les loups sont comme des chimères avec une combinaison de différentes facettes: leur flexibilité leur permet de prospérer dans une variété d’habitats, de la forêt à la ville ; et notre représentation collective du loup consiste en un kaléidoscope d’opinions différentes. Et vous, qu’en pensez-vous?
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Les loups et nous
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