Place Colonel Audéoud
Femme-crocodile de Jean Fontaine
Jean Fontaine et les chimères Introduction par Dre. Stéphanie-Aloysia Moretti, co-curatrice du projet
Dans Persée tuant le Dragon de Félix Vallotton, visible au Musée d’Art et d’Histoire, le dragon est en fait un crocodile, un animal réel qui, de par sa peau et sa gueule, peut évoquer un dragon, sa dangerosité, mais il est un animal bien réel.
Dans sa Femme-Crocodile, le sculpteur Jean Fontaine a repris le thème de l’assemblage pour en faire une créature hybride. S’affranchissant du « beau », tel un mécanicien, il a décidé d’imaginer cette créature qui allie folie et raison, créant ainsi un être extraordinaire entre humain et animal. Jean Fontaine a d’ailleurs publié trois ouvrages : Zoofolie, Mécanofolie et Humanofolie, qui développent ses préoccupations depuis qu’il a découvert les créatures composites de Jérôme Bosch au Prado.
Ce qui intéresse ce sculpteur, qui revendique être campagnard et donc sensible à la perméabilité entre l’humain et l’animal, est le lien tout à fait naturel entre une certaine douceur et la violence. Il allie humour et une certaine appréhension des chimères génétiques. Il choisit également l’hybridation des matériaux en insérant fréquemment de la céramique dans le bronze, jouant ainsi avec les sensations de robustesse et de fragilité.
Jean Fontaine, qui qualifie ses sculptures de chimères, s’intéresse au monde scientifique et travaille tant avec des musées d’archéologie qu’avec des biologistes afin d’explorer les phénomènes d’évolution et d’hybridation.
Entretien avec un expert – Jean Fontaine (artiste)
Femme-Crocodile
L’enfant céramiste que j’étais a fait sa crise d’adolescence : Il a rejeté la peau d’émail, les jeux d’atmosphère et l’envie toute simple de faire du beau.
J’ai gardé la terre, le sculpteur adulte lui a ôté son apparence et lui a posé les questions qu’il se posait : et si la mécanique envahissait notre monde ? l’artifice travestissant le naturel… L’intelligence artificielle remplaçant l’inconscience (bêtise?) naturelle.
Les monstres de Jérôme Bosch m’ont poursuivi depuis le Prado ; nos peurs ne sont plus métaphysiques mais écologiques : réchauffement de la planète, pollution, clones…
Captant des réalités animales, humaines, des ordinaires mécaniques, en chirurgien, transplantant, assemblant, juxtaposant, j’essaye de faire place à l’étrange, au surnaturel, à l’extraordinaire.
Si parfois le bois, le papier, le verre…se mêlent à la terre, le « trompe-l’œil » qui transforme cette terre en une peau de ferraille est toujours de mise.
Je m’amuse de l’engrenage mécanique qui met en branle folie et raison.
La bête et la belle
Jean Fontaine parle de sa sculpture:
Le titre de ma sculpture est la bête et la belle (en dépôt à l’Ariana, mais non visible actuellement), en référence au film de Cocteau
Étudiant aux Beaux-Arts, j’ai eu à faire un dossier sur L’Enfer de Bosch. Bien plus tard au Musée du Prado, je suis resté fasciné devant ce triptyque, il me semblait que cette peinture me parlait plus profondément des joies, des peurs de cette fin du Moyen âge qu’un livre d’historien.
Quelques siècles plus tard, nos peurs sont toujours présentes, non plus métaphysiques ou religieuses mais écologiques, existentielles. L’anthropocène est né, les scientifiques commencent à nous parler de la fin de l’humanité…
Le monstre nous agresse, nous effraie, nous prévient, nous enseigne. Faire face à nos peurs nous permettra, peut-être, de les affronter…
Tous les dragons de nos vies ne sont peut-être que des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. (Rilke)
A travers la figure du monstre, je veux montrer la menace de nos machines envahissant le monde du vivant.
Entretien avec une experte – Prof. Julia Langkau (UNIGE, CISA)
Femme ou crocodile
Lorsque vous regardez cette statue, que voyez-vous ? Une femme penchée ? Une tête de crocodile ? Pouvez-vous voir les deux en même temps ou devez-vous passer de l’un à l’autre ? De loin, il semble que vous n’ayez vu qu’une seule chose.
Ludwig Wittgenstein (1889-1951) a établi une distinction entre le fait de voir un objet et le fait de voir un objet en tant que quelque chose de spécifique. Lorsque vous voyez la statue comme une statue de femme, vous ne voyez qu’un aspect de l’objet, et lorsque vous la voyez comme une tête de crocodile, vous en voyez un autre. Wittgenstein a rendu célèbre l’image ambiguë du canard-lapin, en créant son propre dessin.
Mais qu’est-ce que cela nous apprend ? Tout d’abord, la perception n’est pas toujours passive, mais peut parfois impliquer une interprétation et une activité mentale. De même, comme l’a remarqué Wittgenstein, le sens d’un mot n’est pas quelque chose de statique, mais change en fonction de la manière dont il est utilisé ou interprété à un moment donné et dans un contexte particulier. Pensez au mot « clé » : que signifie-t-il ? Tout dépend du contexte : c’est l’objet permettant d’ouvrir une porte, de résoudre un problème, d’apprendre le solfège ou de se connecter à son compte de messagerie électronique…
La statue n’est donc qu’une chose. Mais ce qu’elle représente réellement – une tête de crocodile ou une femme penchée – dépend de notre point de vue, tout comme le sens de certains mots, voire de nombreux mots, dépend du contexte dans lequel ils sont utilisés.
Entretien avec un expert – Dr. Théophane Piette (UNIGE, PRN Evolving Language)
Crocodiles
Un oiseau ? Un tir de blaster ? Non, c’est un bébé crocodile ! Les bébés crocodiles, sous leurs airs inoffensifs, possèdent un talent remarquable : leurs appels, émis lorsqu’ils se sentent menacés ou cherchent leur mère, ressemblent étonnamment à des tirs de blasters. Ces cris aigus, bien plus qu’un simple moyen de communication, jouent un rôle crucial dans leur survie. Dès qu’une femelle crocodile perçoit ces signaux, elle accourt pour défendre sa progéniture, prête à riposter à toute menace. Une stratégie à la fois ingénieuse et redoutablement efficace.
Mais avec l’âge, les crocodiles laissent derrière eux ces vocalisations et passent en mode furtif. Les adultes privilégient les infrasons, des vibrations à très basse fréquence, imperceptibles pour les humains. Ces ondes basses, bien qu’inaudibles, créent des ondulations à la surface de l’eau, marquant discrètement leur territoire ou communiquant avec leurs congénères tout en restant invisibles aux oreilles de leurs proies.
Fun fact : ces infrasons émis par les crocodiles adultes pourraient être les plus proches des sons jadis produits par le T. rex. Les crocodiles modernes, à la croisée des époques, nous rappellent ainsi qu’ils sont les héritiers d’un passé où régnaient les dinosaures.