Cartographie du genre dans le langage
Les débats autour du langage non genré ont souvent fait la une des journaux ces dernières années. Il ne s’agit pas seulement de savoir comment s’adresser correctement à son entourage : dans l’histoire de notre société et de notre langage, la manière dont nous parlons du genre et avec le genre s’inscrit dans un environnement complexe. Embarquez pour un voyage avec des chercheurs du PRN Evolving Language et d’autres institutions suisses, qui ont accepté de partager leur expertise sur le sujet.
par Celia Lazzarotto.
Le genre et le langage sont inextricablement liés, de diverses manières. © Celia Lazzarotto
En 1887, le Tribunal Fédéral Suisse déclare qu’il serait erroné et inouï de supposer que le terme Schweizer Bürger (citoyen suisse, forme masculine) dans la loi pourrait éventuellement inclure les femmes. Aujourd’hui, cependant, nombreux sont ceux qui affirment que le mot “Bürger” doit être considéré comme neutre du point de vue du genre et qu’il inclut donc les femmes. Mais d’autres demandent que cela soit explicité, en utilisant l’écriture inclusive, comme Bürger und Bürgerinnen ou Bürger:innen, afin d’éviter toute discrimination.
Le genre et le langage sont inextricablement liés, de diverses manières. En collaboration avec des experts en linguistique, en psychologie et en neurolinguistique, nous avons tenté de démêler cette problématique. D’où cela vient-il ? Quel est son impact sur nous aujourd’hui ? Et surtout, que pouvons-nous faire pour amoindrir les conséquences négatives ? Suivez-nous dans ce voyage à la découverte des origines, du présent et de l’avenir du genre dans les langues.
Des panneaux de signalisation pour le cerveau
Dans beaucoup de langues, le genre prend une place inattendue : il est marqué notamment par un article, un mot qui accompagne un nom. Aussi appelé “genre grammatical”, il peut séparer les noms entre féminin/ masculin, mais aussi animé/inanimé, lieux/choses, ou encore légumes/outils… Ici, nous nous concentrerons sur la distinction entre féminin et masculin (et neutre). Parfois, le choix de la catégorie à laquelle un mot appartient n’est pas arbitraire, surtout pour ceux qui désignent des personnes : le féminin et le masculin seront alors le miroir du genre social (mâle et femelle). Par exemple, le père [masc.] se dit der Vater [masc.] en allemand, et la mère [fem.] die Mutter [fem.]. Cependant, certains mots sont mis dans des catégories de genre complètement arbitrairement, sans relation avec le genre social (comme la passerelle [fem.] est der Steg [masc.], et le pont [masc.] est die Brücke [fem.] en allemand).
Balthasar Bickel, professeur de linguistique à l’Université de Zurich, note que l’existence d’articles genrés peut faciliter le processus de recherche du cerveau. “Au lieu de passer en revue tous les termes connus, les articles lui permettent de trier l’espace et de trouver plus rapidement la signification d’un mot spécifique“, explique-t-il. Ce système de tri apparaît indépendamment dans les langues et évolue avec le temps. Il est présent sous une forme ou une autre dans environ la moitié des langues du monde, desquelles une moitié utilise des articles liés au genre (féminin, masculin et parfois neutre). La raison pour laquelle le genre a été choisi comme séparateur n’est pas bien comprise. Il pourrait s’agir d’un reflet des différences traditionnelles et de l’opposition entre les genres sociaux. Cependant, certaines langues comme le turc, dont la culture sépare fortement les femmes et les hommes, n’ont pas de notion de genre dans leur grammaire. “Comme il n’existe pas de base de données comparant l’utilisation du genre grammatical et l’importance culturelle du genre social dans les sociétés au fil du temps, il est difficile de déterminer si les sociétés où les différences entre les genres sont plus marquées sont plus enclines à développer et à maintenir des articles genrés dans leur langue“, explique le professeur Balthasar Bickel.
Le patriarcat au volant
Pour Alexis Hervais-Adelman, professeur de neurolinguistique à l’Université de Genève, “la différenciation des genres dans la langue est une manifestation de la culture sociétale“. La distinction lexicale entre les genres reflète la manière dont les humains pensent les genres et comment ils veulent les exprimer. Dans certaines langues, la façon dont on parle est le résultat d’années de masculinisation, imposée par des vues patriarcales. En français par exemple, de profonds changements ont été apportés au XVIIe siècle par l’Académie française, un groupe d’intellectuels chargé de surveiller la langue française. Pour décourager les femmes de poursuivre certaines carrières et d’accéder à des postes de pouvoir, ils ont supprimé les mots existants et utilisés pour décrire les femmes auteurs (“une autrice”) ou les femmes médecins (“une médecine”), par exemple. “À partir du XVIe siècle, on assiste à un effacement progressif des autrices, tant sur le plan linguistique que sociétal. Au XVIIe siècle, le mot “autrice” est interdit par l’Académie française. Deux siècles plus tard, au XIXe siècle, l’école devenant obligatoire et les autrices étant effacés de la visibilité publique, le terme a véritablement disparu“, explique Pascal Gygax, chercheur en psycholinguistique à l’Université de Fribourg (CH). La règle du “masculin l’emporte sur le féminin” – qui veut que l’on accorde au masculin lorsque l’on ne connaît pas le genre ou que l’on parle d’un groupe mixte – date également de cette époque.
Il est intéressant de noter que des conceptions patriarcales persistantes se cachent également derrière un grand nombre d’expressions et de mots que nous utilisons encore aujourd’hui, sans même que nous nous en rendions compte. L’expression “comme une fille” possède souvent un sous-entendu désobligeant ou peut même être perçue comme une insulte. “Lancer comme une fille” peut sous-entendre une performance physique inférieure et est souvent utilisé pour motiver quelqu’un à “mieux faire”. Aussi, des expressions courantes, comme “mari et femme” ou “Adam et Ève”, tendent à placer l’homme en première position, c’est-à-dire comme le plus important du duo.
L'utilisation du masculin comme forme neutre d'un nom de métier tend à exclure les femmes. © Celia Lazzarotto
Une impasse discriminante
La perception des rôles de genre est gravée en chacun.e de nous par l’éducation et l’environnement qui l’entoure. D’après les psychologistes du développement, les enfants sont très sensibles à leur environnement et commencent à prendre conscience de leur genre dès l’âge de 2 ans. Le langage et les comportements utilisés envers eux à ce stade sont susceptibles d’avoir un impact considérable sur leur personnalité.
Les langues qui utilisent la forme grammaticale masculine à la fois comme spécifique (pour parler du genre masculin) et comme générique (pour parler de quelque chose indépendamment du genre, ou dans les cas de groupes mixtes), comme le français, peuvent changer la vision du monde des enfants, même à l’âge adulte. Selon Pascal Gygax, dès un très jeune âge, les enfants ont tendance à associer le masculin à un homme ou à un garçon, et pas à un genre non-spécifique ou à des groupes composés également de femmes ou de filles. Et cette acquisition est encore plus précoce pour les filles, puisqu’on s’adresse à elles avec des termes spécifiquement féminins, marquant une différence entre elles et une forme masculine qui ne les inclut pas. “A son tour, cela pourrait être un carburant pour les inégalités“, émet comme hypothèse Pascal Gygax.
Dans une étude, des élèves d’école primaire ont reçu des intitulés de métier, soit appariés (“Souhaiterais-tu être une ingénieure ou un ingénieur ?”), ou soit utilisant la forme générique du masculin (“Souhaiterais-tu être un ingénieur ?”). Les résultats indiquent que les intitulés de métiers inclusifs favorisaient généralement l’accessibilité mentale des femmes à ces postes, promouvaient une perception plus équilibrée du succès entre les femmes et les hommes, et augmentaient l’intérêt des filles dans des professions stéréotypiquement masculines. Ce phénomène n’impacte pas que les enfants et les adolescent.e.s dans leur choix de carrière, mais aussi les postulations à des emplois chez les adultes.
En effet, l’utilisation du masculin comme forme neutre d’un nom de métier (parfois également marqué en anglais et autres langues n’utilisant pas le genre grammatical, avec actor et policeman), tend à exclure les femmes : elles ne se sentent pas concernées par le titre du métier parce qu’elles le voient surtout comme une forme masculine spécifique. “Des efforts ont été faits pour éviter l’utilisation seule de termes masculins dans les offres d’emploi, mais ce n’est pas suffisant car les stéréotypes omniprésents ont également un impact sur ce que les femmes et les hommes perçoivent comme une carrière acceptable et souhaitée“, explique Pascal Gygax. Cela pourrait aussi potentiellement réduire les opportunités pour les hommes dans des emplois considérés comme plus féminins, tels que soignant, infirmier, baby-sitter…
“De plus, les hommes et les femmes ne sont pas jugés de la même manière pour leur travail, comme nous l’avons démontré dans l’une de nos études“, déclare Pascal Gygax. À long terme, un tel stéréotype de capacités réduites peut entraver les carrières des femmes. D’autres aspects sont également touchés, comme l’attribution des idées. Dans ses cours, le professeur Balthasar Bickel se souvient qu’il est “courant pour [mes] étudiants de supposer que l’auteur est un homme lorsqu’ils présentent un article“. Ne pas accorder aux femmes ou aux autres genres le crédit qui leur revient, c’est participer à leur effacement et à la perpétuation des stéréotypes.
En route vers l’inclusivité !
L’objectif du langage non-genré – également appelée écriture inclusive – est d’effacer l’idée que le masculin est la norme et le féminin est l’exception. Ce changement dans le langage pourrait alors affecter la façon dont nous percevons le monde et conduire à une plus grande égalité entre les genres. Il existe de nombreuses façons de rendre le langage non-genré, comme le décrivent Pascal Gygax et Prof. Sandrine Zufferey. Certaines ne nécessitent aucune “innovation”, c’est-à-dire qu’elles n’inventent pas de nouveaux mots ou de nouvelles règles de grammaire, alors que d’autres le font (par exemple, pour parler d’un tiers neutre, l’anglais peut utiliser le pronom existant “they“, alors que le français utilise des pronoms inventés tels que “iel”).
Le fait que des mots soient inventés pour s’adapter à cette langue inclusive est-il un problème ? Pas selon les experts ! “Les gens ont l’impression que la langue est stable, mais ce n’est pas le cas“, s’exclame Pascal Gygax. Un avis partagé par le professeur Balthasar Bickel. La langue est censée être au service des humains vivants, il est donc normal qu’elle évolue pour mieux les représenter. “De nouveaux mots sont constamment ajoutés au vocabulaire d’une langue. Et le cerveau n’a aucun mal à s’y adapter“, ajoute le professeur Balthasar Bickel. Il cite en exemple les noms de marques : il s’agit de mots introduits artificiellement, mais qui sont rapidement adoptés par les utilisateur.rice.s. “Si les gens ressentent le besoin d’un mot, il sera utilisé et se répandra“, explique-t-il.
Pourtant, on a l’impression que ce nouveau type de langage complexifie notre façon de communiquer. Mais ce n’est rien que la nature ne fasse déjà d’elle-même, selon notre expert en linguistique ! La complexité des langues varie dans le temps, oscillant entre des changements qui les élargissent et d’autres qui les condensent. “Ce phénomène est extrêmement bien établi dans l’évolution des langues. Et aucun de ces changements ne rend les langues plus efficaces ou plus faciles à apprendre“, selon le professeur Balthasar Bickel. “Il n’y a pas de mal à utiliser des expressions plus longues pour dire quelque chose, comme il n’y a pas de mal à en utiliser moins“. En outre, des études (1, 2) semblent montrer que les pronoms neutres ne sont pas plus difficiles à traiter et à comprendre. Des données sur la manière dont les enfants, les personnes atteintes de dyslexie ou d’un autre trouble du langage et les personnes issues d’autres milieux sociaux traitent ces termes seraient toutefois utiles pour obtenir une image plus représentative.
Dans l’ensemble, le langage inclusif semble être un outil formidable, mais peut-il réellement améliorer l’égalité entre les hommes et les femmes dans la société ? Le cas du pronom suédois “hen“, un pronom neutre qui a émergé en 1960 et a été introduit dans le dictionnaire suédois en 2015, est intéressant pour les chercheuses et chercheurs pour évaluer l’impact d’un langage non-genré. Selon le professeur Alexis Hervais-Adelman, “l’introduction du mot n’est pas inutile, car des études montrent que l’utilisation du pronom neutre “hen” semble réduire le biais masculin, alors que l’utilisation des formes appariées il/elle ne le font pas. Toutefois, cela ne signifie pas que les stéréotypes cessent d’exister, mais seulement que les pronoms neutres innovants peuvent ne pas les susciter aussi fortement“. Il se demande si les nouvelles formes en allemand et en français pourraient avoir la même efficacité que hen pour réduire les stéréotypes. Balthasar Bickel, soutenu par Pascal Gygax, estime que le problème ne réside généralement pas seulement dans les mots, mais aussi dans ce qu’ils sous-entendent. “Nous partons du principe qu’il y aura des conséquences si nous changeons le langage, mais nous n’avons pas de preuves solides de cela,” déclare le professeur Alexis Hervais-Adelman “Bien que l’exemple de “hen” suggère que dans le contexte de l’utilisation d’un pronom innové neutre les préjugés peuvent être réduits, nous n’avons pas encore observé les conséquences à long terme“, note-t-il. Cela signifie qu’un changement de langue ne modifiera pas immédiatement la culture. Il existe de nombreux ancrages historiques qui prendront du temps à disparaître. “Nous devons attendre avant de tirer nos conclusions ; il se pourrait que la langue et la société évoluent lentement“, conclut Pascal Gygax. “Il a fallu trois siècles pour que le mot “autrice” disparaisse complètement, il pourrait donc mettre du temps à réapparaître“.
Contacts médiatiques
Prof. Balthasar Bickel – Departement of Comparative Language Science, University of Zürich and Director of the NCCR Evolving Language.
Tel. +41 44 63 40220
Prof. Alexis Hervais-Adelman – Departement of Basic Neurosciences, University of Geneva.
Pascal Gygax – Department of Psychology, University of Freiburg
Tel. +41 26 300 76 40